Sfiyati

A l’âge de l’école maternelle que je n’ai pas fréquentée, deux femmes m’ont appris la vie. Celle qui me l’a donnée et dont je parlerai lorsque je serai capable de le faire sans hoqueter, et l’autre, Sfiya, que j’appelais Sfiyati, ‘’ma Sfiya’’.

Si j’étais né ailleurs, je l’aurais appelée mon Audrey ou ma Shéhérazade, mon Alba ou ma Manoah. Au pied de la montagne qui a accouché de moi, ce fut donc Sfiyati. C’était une jeune gazelle à la beauté inouïe, au teint lumineux des filles de la montagne, aux yeux verts immenses et au sourire angélique. Imaginez la fameuse afghane pachtoune, photographiée par Steve McCurry et dont le portrait a fait le tour du monde, mais version ‘’bonheur’’ !   

Sharbat Gula

 

D’ailleurs non, beaucoup plus belle encore, car ma Sfiya à moi avait justement un visage apaisé. Elle était de ces femmes belles, très belles, qui attirent le regard autant qu’elles forcent le respect car leur noblesse ne peut provoquer que l’amour, le vrai.

 

Maman ayant la charge de toute une nichée, était aidée dans son écrasante tâche par des jeunes filles de la ferme, toutes considérées comme autant d’enfants qu’il fallait instruire, élever et marier. Autres temps, autres mœurs, et que se taisent les moralistes de deux réaux et leur lecture simpliste de l’histoire ! Que ce petit texte constitue une pièce heuristique pour expliquer … Commensaux d’un biotope en tous cas partagé, les gens de haute morale considéraient alors le pouvoir comme une responsabilité et non comme une source de privilèges. Les plus nobles d’entre eux étaient des  »Guepard » à la Visconti. Qui croira ? Qui comprendra surtout ? Ne sais. C’est en tout cas le sens de ma récitation.

 

J’aimais Sfiya et Sfiya m’aimait, moi, le fils du patron, elle, la servante au grand cœur dont, jusqu’à ce jour, mille femmes sont jalouses. Elle m’a oint, soigné, porté sur son dos, accompagné, nourri, amusé, épargné, défendu, consolé et aimé. Infiniment … Maman me livrait à elle après m’avoir toiletté et habillé au petit matin, propre comme un sou neuf et souriant, heureux de vivre, et heureux de la retrouver, de retrouver ses chauds baisers, le confort de son dos et son grain de beauté naturel, au milieu du front, comme une Déesse Indoue.

 

Ma garde n’était pas sa seule tâche, tant s’en fallait ! Elle était chargée, entre autre, de la vaisselle qui se faisait à l’ancienne, en frottant les ustensiles et couverts avec une terre jaune détersive. On appliquait ensuite une solution de savon noir et l’on rinçait. Cela se passait à terre, à l’endroit précis où l’on stockait l’eau amenée à dos d’âne de la source voisine, deux fois par jour. Pendant qu’elle faisait la vaisselle, il était impossible que je reste sur son dos ; elle défaisait donc le nœud du foulard qui me maintenait attaché à elle comme une arapède à son rocher et m’invitait à rester sagement assis prés d’elle, sur un petit tabouret fait à ma mesure par le menuisier de la ferme. Mais je n’y restais jamais, bien sûr, je me levais et allais à l’endroit le plus mouillé de la scène pour participer aux opérations, pour barboter et, selon moi, contribuer aux travaux domestiques dans ce microcosme ou   l’oisiveté était impossible. Elle me parlait sans arrêt et nous commentions tous les évènements importants de la vie : ce qu’elle allait me préparer à manger à midi, l’endroit ou elle allait m’emmener en promenade l’après-midi, ce qu’allait me rapporter mon Papa de la ville. Nous commentions aussi abondamment les petits potins, les hauts faits et les exactions de chacun des membres de la famille. Bref, nous gérions nos attributions dans la joie et la bonne humeur.

 

Lorsque Maman arrivait et me voyait pataugeant dans l’eau de vaisselle, elle faisait mine de me gronder. Sfiyati se rinçait vite les mains, m’arrachait, me soulevait pour me serrer fort contre elle et, d’une rotation de hanche, me mettait à l’abri. Elle regardait alors bien en face qui m’approchait, de l’air menaçant d’un fauve sentant un danger sur sa progéniture. Selon le cas, elle se lançait ou non dans un interminable plaidoyer agacé pour demander à Maman où elle avait déjà vu pareille merveille de gentillesse, de sagesse et de sérénité sur terre. Ma mère se moquait de ses exagérations et s’en allait en souriant, malgré tout très fière d’être l’auteure de ladite merveille … 

 

Cette relation fusionnelle fut bâtie, comme toutes les grandes amours, du ciment de l’épreuve et des preuves, tel ce jour ou Sfiya me portait sur son dos pour avoir les mains libres et accomplir ses tâches, et où je m’endormis. Alors qu’elle s’était baissée pour ramasser un objet, je glissai et tombai, face la première sur le sol nu, ce qui me blessa, me fit très mal bien sûr, et déclencha mes pleurs. Je n’en avais pas fini le premier couplet qu’elle se mit à me donner la réplique en pleurant encore plus fort que moi, se souhaitant tous les malheurs du monde pour avoir été aussi inconséquente. Est-il besoin de préciser que trois secondes après, les lieux ressemblaient à l’attroupement que provoque le moindre incident sous nos tropiques ? Maman m’arracha aux bras de Sfiyati et examina mes plaies soigneusement. Elle éclata en sanglots. Papa, alerté par le concert, arriva, m’arracha à son tour aux bras maternels et courut me donner les soins nécessaires, à l’abri des regards : mercurochrome, poudre cicatrisante, et pansements.

Ma tête ressemblait ainsi à un ballon de gosse des rues : plein de rustines et tout boursouflé. Une fois l’enfant prodige sauvé, ‘’l’on’’ s’occupa de ma Sfiya ! Cela se fit en suivant la voie hiérarchique : Papa morigénait Maman, Maman vitupérait contre Sfiya et Sfiya se maudissait et pleurait plus fort que tout le monde. En arrière plan, le chœur des autres enfants entonnait en canon un hymne de solidarité, histoire de ne pas être de reste. L’on maudit Sfiyati, la voua aux gémonies, et son accusateur le plus impitoyable, c’était assurément elle-même. Mon père s’éloigna pour cuver en cachette son émotion et là, ma mère me reprit dans ses bras et m’examina à nouveau. Découvrant l’ampleur des dégâts, elle requit le bannissement pur et simple de la coupable. Je vis Sfiyati prendre le chemin du bagne, hurlant de pleurs et me jetant des œillades désespérées. Le bagne se situait à l’extérieur de la maison, c’était une excavation dans le sol, aménagée en quai de chargement du bétail. Ainsi abritée du vent, il y faisait une chaleur étouffante et tous les insectes de la région d’y donnaient rendez-vous pour des jam-sessions qui duraient tout le soleil.  

 

Avec le bannissement, justice fut faite et l’on eut put supposer que Sfiaty allait purger sa peine et qu’ensuite tout rentrerait dans l’ordre. Que nenni ! Je pris ma grosse tête, mes pansements, mes boursouflures et mes jambes à mon cou et m’échappai en poussant des cris de putois chaque fois que l’on essayait de m’intercepter. Je rejoignis ma Sfiya dont le tonus vocal ne diminuait point, bien au contraire. Elle m’accueillit dans ses bras et me baigna de ses baisers pleurés auxquels se mêlaient des rires du bonheur de me retrouver et mes propres larmes. Non, je ne l’avais pas abandonnée à son triste sort et elle en remerciait le Ciel. Les ‘’ennemis’’ nous regardaient et leurs imperceptibles chuchotements se moquaient probablement de nous. Puis, ils disparurent tous, nous laissant là, seuls, pleurant en duo harmonieux. Ce n’est qu’alors que Sfiya m’examina, remettant une généreuse tournée de sanglots à la découverte de chacun des stigmates de sa maladresse. Moi ? Je n’avais pas mal et j’étais même bien, puisqu’avec elle. Il ne pouvait rien m’arriver, même si les insectes, le soleil et la faim commençaient à conspirer pour m’incommoder.

 

Nous reçûmes divers émissaires du camp adverse qui me transmirent, l’un l’ordre paternel de réintégrer les pénates, l’autre l’ordre maternel de venir manger, un troisième un avis d’avoir à éviter l’exposition au soleil etc. mais rien n’y fit, ma position était claire : ou le pardon concernait Sfiyati et moi, ou aucun de nous deux ne retournerait dans ‘’cette maison’’. A chaque fois, comme dans un numéro de music-hall bien réglé, je la regardais, elle me regardait et nous éclations à nouveau en sanglots !… Elle me couvrit la tête de son tablier pour me faire un parasol et cette bouderie dura une éternité ! Disons au moins un quart d’heure ! Imaginez ! Maman apparut enfin à la fenêtre la plus proche et nous libera en hélant Sfiya et en lui demandant si elle n’avait pas l’intention de donner à manger ‘’à ce pauvre gosse’’ qu’elle prétendait aimer. Rassurée sur le maintien de son titre de Maman Prime, elle se mit à sourire et me serra davantage contre elle. C’est ainsi que nous revînmes, enfants prodigues acclamés par les foules en liesse et dont on comptait bien qu’ils allaient raconter leurs aventures à travers le monde pendant leur Odyssée d’un quart d’heure ! Ma Maman supplia Dieu de ne pas lui infliger une autre fois cette épreuve et ‘’proposa’’ à Sfiyati de me ‘’surveiller’’ en attendant que ma Maman Prime me préparât à manger. La paix était revenue à la ferme du bonheur.

 

Je grandis ainsi, sous les regards bienveillants, conjugués et amoureux de mes deux mamans, chacune jouant un rôle précis, comme dans une entreprise parfaite où le président et le directeur général n’interfèrent jamais l’un dans les prérogatives de l’autre. Maman était mon soleil et Sfiyati, que j’appelais également ‘’mon petit pois chiche’’ ou ‘’mon petit cœur’’ était ma terre, mon amie sincère, aimante et dévouée jusqu’à la déraison. Je n’étais pas en reste dans notre symbiose et par exemple, lorsque je revenais de l’internat, j’avais toujours pour elle des cadeaux : des petits papiers brillants dont je lui faisais des fleurs et des colliers, des images reçues en récompense de mes résultats, des bonbons rendus visqueux par le temps mais délicieux quand même. A ce sujet, lorsque je mangeais un chocolat, j’en ressortais de ma bouche une partie en bouillie et la lui tendais. Elle la prenait toujours et rien, venant de moi, ne la rebutait. Animalement, instinctivement, sans chichi. Cela me vaut, à ce jour, les moqueries fraternelles. De son coté, je crois qu’elle s’interdisait de manger même un morceau de sucre sans m’en garder ma part. Lorsque la sainte créature allait, une fois l’an visiter sa famille, il fallait me préparer psychologiquement à supporter son absence qui me paraissait toujours durer une éternité. Et lorsqu’elle revenait, mon attente était toujours récompensée par cent et un cadeaux, tels que des  figues séchées, un pot de miel et des gâteaux secs de sa région. Et nous passions alors plusieurs heures à nous faire des mamours, sous l’œil amusés de tous, Mo’ assumant parfaitement et sans ambiguïté son doux sentiment. Notre ‘’bonheur’’ dura 7 ans … Jusqu’au jour où …

 

Jusqu’au jour ou je fus intrigué par une agitation anormale qui envahit la maison. J’eus de la peine à comprendre ce qu’on m’en disait. C’était un mariage, celui de … Sfiyati. Le chef tractoriste, technicien le plus haut gradé parmi le personnel de la ferme, jeune et beau garçon, s’était épris d’elle, en avait demandé la main … à mon père, bien sûr, et l’avait obtenue, moyennant une leçon de morale – fleuve au cours de laquelle on l’invita à abandonner ses frasques célèbres, et à respecter les règles du sérieux draconien de ‘’la famille’’, puisqu’il y entrait. Je ne comprenais vraiment rien de la consistance du mariage. Peut-être qu’aujourd’hui je ne le comprends pas davantage, mais çà, c’est une autre affaire …

Les festivités furent importantes puisque les trois familles concernées, celles des époux et la nôtre, étaient présentes et comme tout le monde aimait bien et appréciait Sfiya, pas autant que moi, bien sûr, elle reçut d’innombrables présents. L’orchestre vociférait et les danseuses se déchaînèrent comme il se devait et je me rappelle avoir dû m’éloigner pour essayer de mettre de l’ordre dans mes idées. Tout le monde me portait une attention particulière pour que je ne souffrisse pas trop et en vérité, je supportais assez bien la chose, n’en évaluant aucunement les retombées réelles. Puis la mariée fut installée sur une mule blanche richement harnachée et fit ainsi le tour de la ferme, provoquant partout des manifestations d’allégresse, des youyous stridents, des louanges poétiques. Passant près de moi, elle ne me regarda même pas alors que j’attendais ce à quoi elle m’avait habitué : un traitement exceptionnel ! … Je courus aussitôt m’enfermer dans un de mes repères de solitude et pleurai à me fendre les yeux jusqu’à la fin de la fête … Lorsque je ressortis de ma cachette, Maman qui se demandait où j’étais passé, vit ma mine déconfite et, comprenant mon désarroi, me fit asseoir près d’elle et m’en dit un peu plus sur le mariage. – Mais alors, m’écriai-je à la fin, elle ne va plus jamais revenir habiter avec moi ? Elle me répondit que non, mais qu’elle allait vivre sur la propriété, tout à coté … Bon Dieu que c’est compliqué la vie, soupirai-je ! L’on peut imaginer ce que fut pour moi ‘’la nuit de noces’’, la première nuit depuis longtemps où je n’avais pas près de moi Sfiyati.

 

Au terme de ces quelques heures de nuit noire, je me levai pour vérifier tout d’abord que je n’avais pas fait de cauchemar. Puis je m’en fus arpenter la grande cour de la ferme, comme pour me promener, en réalité pour voir si je pouvais avoir des nouvelles du front. La chambre nuptiale était déjà grande ouverte et la fraîche peinture bleu du cadre de la porte lui donnait un air de bonbonnière dans ce décor rustique où l’écurie jouxtait l’étable et la bergerie, au dos de notre maison. Sfiaty était sur le seuil de la porte et m’appelait à grands gestes, tout sourire. Je courus vers elle et elle me prit dans ses bras ou elle me dit des mots d’amour, nos mots de tous les jours. Elle me déposa et m’invita à entrer. Elle était seule, car la tradition voulait que le marié, honteux de ses méfaits nocturnes, allât se cacher. Au milieu de la chambre, sur une table basse, un véritable carrousel de tout ce que j’aimais : nourriture, friandises, boissons, fruits secs, sucres d’orge et gâteaux secs. Et là, aucune restriction : Sfiyati, sweety & liberty. La béatitude, autrement dit. En mangeant, je l’épiai. Manifestement le ‘’tractoriste’’ devait être un monsieur très gentil car elle éclatait de bonheur et de lumière. Puis soudain, mon visage se rembrunit. Je déposai la figue sèche que je grignotai et les larmes, traîtresses incontrôlables, dévalèrent sur mes joues palies par l’émotion. Elle me prit dans ses bras et nous restâmes ainsi, soudés l’un à l’autre, sa voix claire et ingénue me susurrant à l’oreille des gentillesses rimées et au fur et à mesure, les hoquets de ma poitrine endolorie s’espacèrent. Après un long moment, je la repoussai doucement et lui prenant le visage à deux mains, lui marmonnai des mots sans suite, sensés dire :

 

– J’ai grandi, ne t’en fais plus pour moi. Sois heureuse à ton tour et merci, merci et encore merci. Je t’aimerai toute ma vie, Sfiyati …

 

mo’