« C’est la poésie qui sauvera le monde. J’en suis mille fois persuadé »
‘’Ils ont tué aussi la poésie, elle qui se faisait de plus en plus discrète mais qui n’avait jamais quitté les plumes de Cabu et de Wolinski en particulier. Bien avant cette journée tragique, elle a été tellement maltraitée, négligée, marginalisée aussi bien par les éditeurs que par les médias qu’elle s’éloigne de nous sous nos yeux hébétés. Oui, la poésie n’a plus droit de cité dans la cité. Je ne parle pas que de la poésie écrite, je pense aussi à la poésie en tant qu’attitude, en tant que vision rebelle et vigilante, en tant que levier des consciences, en tant que chant, danse, fantaisie, féérie. L’imagination a été timorée, devenue difficile d’accès au point où on ne regarde plus ailleurs, justement là où tout est mouvement, bouleversement, lutte pour la vie si ce n’est pour la survie.
Certes des poètes écrivent en silence et parfois trouvent un petit éditeur forcément militant pour imprimer leurs vers. La poésie a même un printemps et des prix, un marché et quelques lieux de repli. C’est dire combien son sort a été scellé depuis quelques décennies. Tout le monde en convient: l’époque n’est plus à la poésie. Il faut dire que ce fut durant les années de résistance que de grands poètes ont donné le meilleur d’eux-mêmes en France. Le tragique est fertile en écriture. Pourtant aujourd’hui il existe plusieurs drames éparpillés dans le monde. La souffrance est vive. La solitude pèse. La barbarie est en verve. On tue les innocents, on les égorge, on viole les petites filles, on détruit des cultures, on bombarde des trésors de la civilisation universelle… Et la poésie est devenue silence, absence, à moins qu’on n’ait plus l’oreille assez fine pour l’entendre.
Pourtant c’est la poésie qui sauvera le monde. J’en suis mille fois persuadé. Revenons aux poètes, les anciens et les contemporains, lisons-les, relisons-les, méditons leur musique, leur chant, leur colère. Il est temps de quitter le cercle vicieux de la malveillance nourrie de plus en plus par le racisme et la haine programmée qui nous préparent des lendemains encore plus cruels que ce que nous venons de vivre. Bref, la poésie est menacée, elle s’exile, se retire devant tant de bruits malsains, devant l’injure, la diarrhée où le verbe est pauvre, limité, nauséabond.’’
Tahar Ben Jelloun : http://www.le360.ma/fr/blog/le-coup-de-gueule-de-tahar-ben-jelloun/ou-est-la-poesie-qui-sauvera-le-monde
»La main au dessus des yeux comme la visière d’une casquette
J’observe l’horizon, avec raison je m’inquiète
Marx a eu la vision, a raison tout s’achète
Ça suffit plus la voiture, la maison, ni l’assiette
On peut vendre du vent, regarde les éoliennes
Les banksters engrangent l’oseille chaque zéro millième
Une mort étasunienne C.I.A requiem
Au chili, en série, en CI, en Syrie, B.H.L en Lybie
La chienlit en béchamel
Naïf quand j’étais petit, je rêvais devant Disney Channel
Maintenant on pleure devant les infos
On en redemande comme des nymphos
En moi se joue une lutte entre un agneau et un fauve
Vois rouge au pays des bleus donc ma colère est mauve
Chevillé à ma condition, à jamais un salaud de pauvre
Fin des temps Kali Yuga
L’être humain dans l’entonnoir
Aspiré dans le grand trou noir
Les petits enfants font le grand trottoir
Un grand foutoir pour un petit foulard
Les Etats disent: « Qu’est ce tu fous là ?! Barrez-vous de là les bamboulas ! »
Droit dans son petit costard
Une petite loi, le babtou se lâche
Dans les squats les négros se cachent
Par la fenêtre s’échappe le noiche
Et de rouge le sol se tache
Des viols d’enfants, des marées noires
Les Janjawids broient du noir
Les usines pètent et suppurent comme des vésicules de pus
Tout le monde regarde personne ne dit rien
C’est comme pour les films de cul
Les marées blanches dans les bouches et la graisse va dans les ventres
Les bénévoles se dépensent pour payer nos bonnes consciences
Plus la bonne concordance des temps, nos enfants deviennent mutants
La mort de l’art, la mort du vent
Se préparent les océans La fin du rêve on nous téléguide
Les ventres pleins, on se nourrit de vide
Les Cœurs sont petits comme des raisins secs
Une parfaite colonie d’insectes
Les Cœurs serrés dans des corsets, les âmes écartées aux forceps
On pleure devant les infos, en redemande comme des nymphos
En moi se joue une lutte entre un agneau et un fauve
Vois rouge au pays des bleus donc ma colère est mauve
Chevillé à ma condition, à jamais un salaud de pauvre
Dans ta petite coquille, ta vie de pacotille
Tu n’es pas concret, tu n’as pas compris
Tu veux que croquer, toi, tu veux qu’on brille
Tu veux que qu’on grille comme la nicotine
Tu veux pas qu’on prie, tu veux pas qu’on trie
Tu veux pas qu’on crie, tu veux pas qu’on vive
Tu veux pas qu’on kiffe, toi, tu veux qu’on fuit
Qu’on serre nos cœurs comme des fruits confits
Toi, tu veux qu’on te suive, toi, tu veux qu’on trime
Dans ta vie de casting, ta vie d’actrice
Ta vie fantasque, pas fantastique
Ta vie fastoche, fantoche, factice
Ta vie pas chiche, fastoche, plastique
Ta vie analogue, ta vie catalogue
Ta vie monologue, monochrome, monocorde
Ta vie pasteurisée, masterisée, théorisée, ta vie terrorisée
Motorisée, autorisée, où l’horizon est régie par les rusés
Ta vie analysée, paralysée. A peine déjà né, tu ne vas pas y arriver !
Trop de matériels, trop de babioles, trop d’oseille et trop de bagnoles
Trop de ports d’armes, trop de portables, trop de palabres, pas assez d’arbres
Trop de bavards, pas assez d’art, trop de palpables, pas assez de rêves
Trop d’artificiel, ça manque de ciel
On pleure devant les infos, en redemande comme des nymphos
En moi se joue une lutte entre un agneau et un fauve
Vois rouge au pays des bleus donc ma colère est mauve
Chevillé à ma condition, à jamais un salaud de pauvre ».
Disiz, Rapeur, in Salaud d’pauvre.
’’Quand on a fait de la poésie, et qu’on a cessé, on est mort le jour où soudain il est possible de recommencer, la poésie est la vie la vie, depuis le premier jour où on a écrit de la poésie, est la poésie. La poésie se fait chaque jour la poésie fait chaque jour, laissant chaque jour faire la poésie. Qu’est-ce que la poésie ? Chaque jour de la vie est la poésie. Poésie ne signifie rien que ce qui se fait en son nom, sous son invocation. Poésie, aussi, signifie tout ce qu’on dit qu’elle est, plus autre chose, entre le moins et le plus, comme l’air autour des choses, dont on ne peut pas dire qu’il est juste autour des choses, les encadrant comme un cadre, les détourant comme un trait.
Si on pouvait dire que la vie peut obéir à un projet, on pourrait dire que la poésie est un projet accompli. Mais on ne peut on ne peut donc pas, non plus. La poésie est entre. Projet et accomplissement. Ecriture et lecture. Poète et lecteur.
Ce petit traité de poésie est une petite partie d’un jour de poésie. La poésie n’est pas la pensée de la poésie, elle n’est pas non plus pensée tentant de se faire poésie. Elle est la pensée en tant qu’elle peut être appelée pensée qui se confronte à ce qui n’est pas pensée. Elle est le mouvement de la pensée vers l’impensable si elle était jamais immobile, cernée, on dirait que la poésie est pensée entraînée par le mouvement qui tend à la faire poésie, à faire qu’elle puisse se reconnaître, une fois immobile, comme poésie. Mais elle n’est que mouvement qui tend. La poésie est le mouvement qui tend la pensée à la faire poésie. La poésie est de se destiner à la poésie. Cette destination est mouvement ce mouvement est vie. Poésie est vie.
L’espoir que la vie puisse être embrassée par la pensée, que l’une et l’autre soient dans un rapport infimement différent de sorte que cela soit possible, cet espoir de voir la vie dans la différence de sa vérité comblé, est la poésie. C’est-à-dire qu’elle est poésie et pas poésie.
Entre l’être poésie et l’être pas poésie, est la poésie. C’est-à-dire que la poésie se fait en vivant. Dans une sorte de pensée.
La pensée se fait entre l’être et l’être pas. La poésie se fait entre l’être pas et l’être de la pensée. Au milieu de tous les milieux est la poésie, entre tous les entre.
Allant et venant sans départ ni butée. Sans immobilité sans mouvement.
Personne ne fait de la poésie. La poésie se fait, entre ce qui est écrit et ce qui n’est pas écrit. Entre le temps de l’origine et celui de la fin. Ceux qui font de la poésie tendent par écriture à la poésie. Comme si elle avait un lieu ils tendent vers son lieu. Comme si elle était, avait mouvement, ils tentent d’imiter son mouvement.
Celui qui pourrait donner un sens à presqu’assez et plus qu’assez, considéré comme le mot d’une seule satiété, pourrait définir la poésie. C’est pourquoi chaque poème la définit chaque tentative vers elle est plus qu’assez, presqu’assez. Elle est satisfaite des mots, la poésie elle se satisfait d’eux car elle n’est pas touchée par eux. Elle n’est pas fixée par eux mais présente au long d’eux. Elle n’est pas faite avec eux elle se satisfait de leur présence comme indice d’une tentative d’une tension vers elle.
Ce qui, sur les pages, s’écrit de poésie, n’est pas poésie, mais indices qu’est la poésie…
Marc Cholodenko in La poésie la vie
’’Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l’accusez pas. Accusez-vous vous-même de ne pas être assez poète pour appeler à vous ses richesses.’’
Rainer Maria Rilke in Lettres à un jeune poète
‘’Par ses sonorités, ses rythmes, ses images, la poésie exprime l’état le plus achevé de la “maison de l’être”, affirme le philosophe Jacques de Coulon. ’’L’homme se construit et se reconstruit aussi par la poésie. Les mots bien choisis guérissent les maux.’’ Pour autant, le philosophe ne fait pas de la poésie le substitut ’’magique’’ de la thérapie, il l’appréhende plutôt comme un outil de développement personnel. Poète, chacun l’est en puissance, assure-t-il, rappelant que le mot poésie vient du grec poiêsis, ’’création’’ : ’’Pour en faire l’expérience, il suffit de choisir un poème, de le réciter à voix haute et de se laisser porter. Aussitôt, notre imaginaire compose une mélodie et un paysage singuliers.’’
’’En faisant de nous des créateurs, la poésie nous connecte à nos ressources intérieures et modifie notre regard. Et si elle n’est pas un voile d’or et d’argent destiné à camoufler les laideurs du monde, elle peut les transcender et nous rendre plus conscients. En février 2009, alors que la grève paralysait la Martinique et la Guadeloupe, neuf intellectuels antillais, dont Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant, évoquaient non une crise économique, mais une ’’crise poétique’’. Dans ce manifeste politique écrit comme un poème, ils appelaient à ’’mettre en œuvre un épanouissement humain qui s’inscrit dans l’horizontale plénitude du vivant…’’
‘’Ce n’est pas la première fois que je rends hommage au verbe, pour lequel j’ai une quasi-fascination. Imaginez tout ce qu’on lui doit de bonheur, de malheur, de tristesse et de joie depuis que le monde est monde. La musique adoucit les mœurs, le verbe, lui, adoucit ou chamboule tout. »
Il a dit, à l’occasion de la sortie d’un nouveau disque, quatre ans après le précédent ’’C’est simplement le temps que met la muse pour venir gratter à la porte de ma pauvre tête. J’aurais aimé “poétiser” sans répit.’’
Aït Menguellet, interprète, auteur et compositeur berbère algérien.
http://www.humanite.fr/ait-menguellet-troubadour-berbere-562243
Il meurt lentement
celui qui ne voyage pas,
celui qui ne lit pas,
celui qui n’écoute pas de musique,
celui qui ne sait pas trouver grâce à ses yeux.
Il meurt lentement
celui qui détruit son amour-propre,
celui qui ne se laisse jamais aider.
Il meurt lentement
celui qui devient esclave de l’habitude
refaisant tous les jours les mêmes chemins,
celui qui ne change jamais de repère,
Ne se risque jamais à changer la couleur
de ses vêtements
Ou qui ne parle jamais à un inconnu
Il meurt lentement
celui qui évite la passion
et son tourbillon d’émotions
celles qui redonnent la lumière dans les yeux
et réparent les cœurs blessés
Il meurt lentement
celui qui ne change pas de cap lorsqu’il est malheureux
au travail ou en amour,
celui qui ne prend pas de risques
pour réaliser ses rêves,
celui qui, pas une seule fois dans sa vie,
n’a fui les conseils sensés.
Vis maintenant !
Risque-toi aujourd’hui !
Agis tout de suite!
Ne te laisse pas mourir lentement !
Ne te prive pas d’être heureux !
Pablo Neruda
’’J’ai accepté pour la poésie l’hommage qui lui est ici rendu, et que j’ai hâte de lui restituer.
La poésie n’est pas souvent à l’honneur. C’est que la dissociation semble s’accroître entre l’œuvre poétique et l’activité d’une société soumise aux servitudes matérielles. Ecart accepté, non recherché par le poète, et qui serait le même pour le savant sans les applications pratiques de la science.
Mais du savant comme du poète, c’est la pensée désintéressée que l’on entend honorer ici. Qu’ici du moins ils ne soient plus considérés comme des frères ennemis. Car l’interrogation est la même qu’ils tiennent sur un même abîme, et seuls leurs modes d’investigation différent.
Quand on mesure le drame de la science moderne découvrant jusque dans l’absolu mathématique ses limites rationnelles ; quand on voit, en physique, deux grandes doctrines maîtresses poser, l’une un principe général de relativité, l’autre un principe quantique d’incertitude et d’indéterminisme qui limiterait à jamais l’exactitude même des mesures physiques ; quand on a entendu le plus grand novateur scientifique de ce siècle, initiateur de la cosmologie moderne et répondant de la plus vaste synthèse intellectuelle en termes d’équations, invoquer l’intuition au secours de la raison et proclamer que « l’imagination est le vrai terrain de germination scientifique », allant même jusqu’à réclamer pour le savant le bénéfice d’une véritable « vision artistique » – n’est-on pas en droit de tenir l’instrument poétique pour aussi légitime que l’instrument logique ?
Au vrai, toute création de l’esprit est d’abord « poétique » au sens propre du mot ; et dans l’équivalence des formes sensibles et spirituelles, une même fonction s’exerce, initialement, pour l’entreprise du savant et pour celle du poète. De la pensée discursive ou de l’ellipse poétique, qui va plus loin, et de plus loin ? Et de cette nuit originelle où tâtonnent deux aveugles-nés, l’un équipé de l’outillage scientifique, l’autre assisté des seules fulgurations de l’intuition, qui donc plus tôt remonte, et plus chargé de brève phosphorescence. La réponse n’importe. Le mystère est commun. Et la grande aventure de l’esprit poétique ne le cède en rien aux ouvertures dramatiques de la science moderne
Des astronomes ont pu s’affoler d’une théorie de l’univers en expansion ; il n’est pas moins d’expansion dans l’infini moral de l’homme – cet univers. Aussi loin que la science recule ses frontières, et sur tout l’arc étendu de ces frontières, on entendra courir encore la meute chasseresse du poète. Car si la poésie n’est pas, comme on l’a dit, « le réel absolu », elle en est bien la plus proche convoitise et la plus proche appréhension, à cette limite extrême de complicité où le réel dans le poème semble s’informer lui-même.
Par la pensée analogique et symbolique, par l’illumination lointaine de l’image médiatrice, et par le jeu de ses correspondances, sur mille chaînes de réactions et d’associations étrangères, par la grâce enfin d’un langage où se transmet le mouvement même de l’Être, le poète s’investit d’une surréalité qui ne peut être celle de la science. Est-il chez l’homme plus saisissante dialectique et qui de l’homme engage plus
Lorsque les philosophes eux-mêmes désertent le seuil métaphysique, il advient au poète de relever là le métaphysicien ; et c’est la poésie alors, non la philosophie, qui se révèle la vraie « fille de l’étonnement », selon l’expression du philosophe antique à qui elle fut le plus suspecte
Mais plus que mode de connaissance, la poésie est d’abord mode de vie – et de vie intégrale. Le poète existait dans l’homme des cavernes, il existera dans l’homme des âges atomiques parce qu’il est part irréductible de l’homme. De l’exigence poétique, exigence spirituelle, sont nées les religions elles-mêmes, et par la grâce poétique, l’étincelle du divin vit à jamais dans le silex humain. Quand les mythologies s’effondrent, c’est dans la poésie que trouve refuge le divin ; peut-être même son relais. Et jusque dans l’ordre social et l’immédiat humain, quand les Porteuses de pain de l’antique cortège cèdent le pas aux Porteuses de flambeaux, c’est à l’imagination poétique que s’allume encore la haute passion des peuples en quête de clarté.
Fierté de l’homme en marche sous sa charge d’éternité ! Fierté de l’homme en marche sous son fardeau d’humanité, quand pour lui s’ouvre un humanisme nouveau, d’universalité réelle et d’intégralité psychique … Fidèle à son office, qui est l’approfondissement même du mystère de l’homme, la poésie moderne s’engage dans une entreprise dont la poursuite intéresse la pleine intégration de l’homme. Il n’est rien de pythique dans une telle poésie. Rien non plus de purement esthétique. Elle n’est point art d’embaumeur ni de décorateur. Elle n’élève point des perles de culture, ne trafique point de simulacres ni d’emblèmes, et d’aucune fête musicale elle ne saurait se contenter. Elle s’allie, dans ses voies, la beauté, suprême alliance, mais n’en fait point sa fin ni sa seule pâture. Se refusant à dissocier l’art de la vie, ni de l’amour la connaissance, elle est action, elle est passion, elle est puissance, et novation toujours qui déplace les bornes. L’amour est son foyer, l’insoumission sa loi, et son lieu est partout, dans l’anticipation. Elle ne se veut jamais absence ni refus.
Elle n’attend rien pourtant des avantages du siècle. Attachée à son propre destin, et libre de toute idéologie, elle se connaît égale à la vie même, qui n’a d’elle-même à justifier
Et c’est d’une même étreinte, comme une seule grande strophe vivante, qu’elle embrasse au présent tout le passé et l’avenir, l’humain avec le surhumain, et tout l’espace planétaire avec l’espace universel. L’obscurité qu’on lui reproche ne tient pas à sa nature propre, qui est d’éclairer, mais à la nuit même qu’elle explore, et qu’elle se doit d’explorer : celle de l’âme elle-même et du mystère où baigne l’être humain. Son expression toujours s’est interdit l’obscur, et cette expression n’est pas moins exigeante que celle de la science
Ainsi, par son adhésion totale à ce qui est, le poète tient pour nous liaison avec la permanence et l’unité de l’Être. Et sa leçon est d’optimisme. Une même loi d’harmonie régit pour lui le monde entier des choses. Rien n’y peut advenir qui par nature excède la mesure de l’homme. Les pires bouleversements de l’histoire ne sont que rythmes saisonniers dans un plus vaste cycle d’enchaînements et de renouvellements. Et les Furies qui traversent la scène, torche haute, n’éclairent qu’un instant du très long thème en cours. Les civilisations mûrissantes ne meurent point des affres d’un automne, elles ne font que muer. L’inertie seule est menaçante. Poète est celui-là qui rompt pour nous l’accoutumance.
Et c’est ainsi que le poète se trouve aussi lié, malgré lui, à l’événement historique.
Et rien du drame de son temps ne lui est étranger. Qu’à tous il dise clairement le goût de vivre ce temps fort ! Car l’heure est grande et neuve, où se saisir à neuf. Et à qui donc cèderions nous l’honneur de notre temps ? …
« Ne crains pas », dit l’Histoire, levant un jour son masque de violence – et de sa main levée elle fait ce geste conciliant de la Divinité asiatique au plus fort de sa danse destructrice.
« Ne crains pas, ni ne doute – car le doute est stérile et la crainte est servile. Ecoute plutôt ce battement rythmique que ma main haute imprime, novatrice, à la grande phrase humaine en voie toujours de création. Il n’est pas vrai que la vie puisse se renier elle-même. Il n’est rien de vivant qui de néant procède, ni de néant s’éprenne. Mais rien non plus ne garde forme ni mesure, sous l’incessant afflux de l’Être. La tragédie n’est pas dans la métamorphose elle-même. Le vrai drame du siècle est dans l’écart qu’on laisse croître entre l’homme temporel et l’homme intemporel. L’homme éclairé sur un versant va-t-il s’obscurcir sur l’autre ? Et sa maturation forcée, dans une communauté sans communion, ne sera-t-elle que fausse maturité ? … »
Au poète indivis d’attester parmi nous la double vocation de l’homme. Et c’est hausser devant l’esprit un miroir plus sensible à ses chances spirituelles. C’est évoquer dans le siècle même une condition humaine plus digne de l’homme originel. C’est associer enfin plus largement l’âme collective à la circulation de l’énergie spirituelle dans le monde … Face à l’énergie nucléaire, la lampe d’argile du poète suffira-t-elle à son propos ? Oui, si d’argile se souvient l’homme.
Et c’est assez, pour le poète, d’être la mauvaise conscience de son temps.’
Saint-John Perse, in Discours de Stockholm (Réception du Prix Nobel en 1960)
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J’avais écrit un généreux paragraphe alors que l’ordre des textes était autre. Après une lecture finale et l’adoption de cette nouvelle disposition, je le supprime, je remise mes mots et je m’éclipse discrètement, content de voir que, contrairement à ce que je pensais depuis fort longtemps, je n’étais pas le seul à être persuadé que seul mon art favori, la poésie, pouvait sauver le monde…
4 commentaires
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9 février 2015 à 15 h 26 min
COLOMBE MALTESE
Que ton vers soit la bonne aventure
Eparse au vent crispé du matin
Qui va fleurant la menthe et le thym …
Et tout le reste est littérature
extrait du poème de Verlaine si bien « chanté par notre ami Léo Ferré »
votre article avec cette superbe photo d’un musicien bien de chez nous
m’a fait penser à ce poème qui commence par « de la musique avant toute chose »…
La poésie est un refuge pour moi, une évasion et le plaisir des mots, ivresse incomparable !
Merci pour votre bel article
Mille bises de Colombe
10 février 2015 à 4 h 47 min
mosalyo
Douce Colombine, certains ont dû mal comprendre le second vers de »L’art poétique » : … »Et pour cela, préfère l’impair »…
10 février 2015 à 15 h 35 min
COLOMBE MALTESE
ah, les subtilités de la métrique poétique selon Verlaine … (qui pratique l’alternance)
Musicalité, rythme, je me souviens qu’à la Fac de Toulouse cela me barbait de disséquer les vers et pourtant c’est ainsi en « poésie » comme en « musique » .
13 février 2015 à 5 h 04 min
mosalyo
J’avais étudié, en Lettres, le brouillon d’un poème de Nerval… ARTEMIS… Ben… »Apocalypse Now » est en comparaison une douce et apaisante comptine … Oui la grande poésie, 2 secondes d’inspiration, 2 ans de transpiration…pour ne pas exagérer comme le poète latin qui dit qu’un poème n’est publiable que s’il plait à son auteur après plusieurs années…