j'ai abandonné la politique

Dans mon école primaire laïque, du cours préparatoire jusqu’en CM2, nous commencions systématiquement notre journée par une leçon de ‘’morale’’, laquelle nous enchantait car un quart d’heure durant, nous nous contentions d’écouter notre maître nous lire une belle histoire illustrant une vertu ou dénonçant un vice. Le récit finissait toujours par une ‘’morale’’ qu’il s’efforçait d’incruster dans nos caboches. C’est au cours de ces brèves leçons que l’on nous apprenait notre obligation de vertu et nos devoirs de bons citoyens. Les thèmes de ces leçons étaient infinis. En voici une dizaine d’exemples :

livre de morale

  • ‘’Le respect est le lien de l’amitié.’’ Citation orientale
  • ‘’Dans l’embarras de savoir quelle est l’opinion la plus vraie, il faut choisir la plus honnête.’’ Joseph Joubert, Des mœurs
  • ‘’Parole honnête coûte peu et vaut beaucoup.’’ Proverbe espagnole
  • ‘’La justice est le droit du plus faible.’’ Joseph Joubert – Carnets
  • ‘’L’union fait la force.’’ Ésope – Les fables
  • ‘’Je marcherai pour vous, vous y verrez pour moi.’’ Florian, L’aveugle et le paralytique
  • ‘’Nous ramons tous sur le même bateau.’’ Zénobios – La Grèce en proverbes
  • ‘’Responsabilité entraîne solidarité.’’ Victor Hugo – Proses philosophiques,
  • ‘’Chacun est seul responsable de tous.’’ Saint-Exupéry – Pilote de guerre
  • ‘’Un arbre s’appuie sur les arbres, un homme sur les hommes.’’ Proverbe serbe

En CM2, notre instituteur, un fabuleux pédagogue, reçut l’ordre de Monsieur Marchand, directeur de l’établissement, un quinquagénaire à la moustache coquette et qui donnait aux mauvais sujets des gifles avec deux de ses gros doigts, les autres jouant avec les clés de sa dernière voiture, de choisir parmi nous, les élèves, le représentant de notre classe à l’attribution du grand prix de camaraderie de toute l’école.

J’étais quant à moi et comme dit ailleurs, amicus humani generis, mais j’estimais bien sincèrement que l’on ne m’en devait aucune reconnaissance, puisque je n’y avais aucun mérite. J’étais gentil et ami de tous car telle est ma nature. Rien d’autre. J’écoutais donc comme tous mes condisciples notre maître nous expliquer ce que allions devoir faire et me mis à réfléchir sur le meilleur moyen de choisir le meilleur de mes camarades. Non point que j’en avais beaucoup mais là, on nous demandait un seul nom et là résidait la difficulté… Bref, je faisais comme tous mes condisciples : des spéculations de sélection.

enfant kabyle

Puis, un petit camarade parmi les ‘’fiers à bras’’ de ma classe, d’origine kabyle et du nom de Mahmoud, leva le doigt, obtint la parole et lança le débat. Il dit :

  • ’’Ben m’sieur, moi je crois que le plus gentil et le meilleur camarade parmi nous, c’est Mo’… Il est toujours seul, toujours souriant lorsqu’on lui parle, il ne se fâche jamais avec personne, il ne refuse jamais de prêter ses affaires ou d’aider les autres et en plus, il travaille bien. Alors je ne crois pas qu’on puisse trouver un meilleur candidat que lui !…’’
  • Je te félicite Mahmoud pour ton esprit de camaraderie mais avant de faire la critique de ta proposition, voyons voir s’il y a d’autres propositions.

Lord Fauntleroy

Le doigt bien curé d’Hubert Rémy, mon camarade et voisin, se leva et on l’invita à s’exprimer. Alors avec son inimitable accent de titi parisien, il se leva respectueusement et déclara que nous pourrions désigner, à la faveur de cette convention, soit moi, soit un certain Vincent Quesada, un escogriffe qui en fait le terrorisait et se moquait d’abondance de son accent, de sa mise bourgeoise et de la richesse évidente de son train de vie. Hubert déclara que moi j’étais fort en classe et que Vincent était fort dans la cour de récréation mais mettait sa force au service de ceux qui en avaient besoin et jamais pour importuner ou influencer même les autres. Il fut remercié par notre maître qui lui accusa bonne réception de sa proposition et invita l’ensemble de la classe à l’affiner car on ne pouvait voter que pour un seul élève.

supporter efficace

Hervé Coussedière leva le doigt et fut invité à parler. Il se proposa quant à lui d’appuyer ma seule candidature. En fait, sa maman m’aimait beaucoup et appréciait mon éducation. Elle me conviait souvent chez eux pour jouer avec lui. Après avoir révélé qu’il me fréquentait régulièrement, il affirma ne jamais m’avoir entendu dire la moindre méchanceté sur qui que ce fut mais par contre, être toujours le premier à proposer mon aide, mes services et mes richesses à qui en voulait bien. Il ajouta, très lyrique, que le titre de ‘’meilleur camarade de l’école’’, à l’évidence, devait me revenir… Le maître dit qu’il prenait note et encouragea l’ensemble de l’assemblée à s’exprimer et à jouer son rôle de ‘’Peuple’’.

citoyen pas commode

François Rizzo, le préposé au poêle de chauffage, un échalas qui aurait pu être notre père à tous tant il était vieux, toqua sur la cheminée en aluminium dudit poêle pour demander la parole. Il se fit rabrouer vertement, menacer et inviter à reformuler sa demande de parole de manière un peu plus académique. Ce qu’il fit non sans se faire prier et non sans une mauvaise volonté évidente. Il finit tout de même par énoncer son plaidoyer en faveur de ma candidature. Mais à sa manière, bien évidemment. Cela donna à peu de choses près ceci :

  • M’sieur, bon, moi je dis que Mo’, c’est un chic type et si quelqu’un il l’em…bête, j’lui pète la gueule… I’sourit tout le temps et en plus i’connait plein d’choses que nous aut’ on connait même pas. Alors si lui il a pas ce prix qui c’est qui peut l’avoir ? Donc y’a pas à chercher midi à 1 heure, i’faut qu’çà soille lui et personne d’autre !

Le maître accusa réception de la plaidoirie et y acquiesça non sans avoir relevé la qualité flaubertienne de la prose de l’ami…

Moi ? Je jouais avec mon crayon-mine et j’écoutais ces louanges comme si elles ne me concernaient pas…

enfant bègue

Un défenseur tardif de ma cause leva le doigt en bégayant. Il était la risée de tous à cause de son travers mais je reconnais à notre maître le mérite de l’avoir défendu fortement en publiant même une décision menaçant de douloureuses sanctions qui s’amuserait à se moquer de Richard Denot, un grand garçon tout doux mais bègue et rouquin de surcroît. Parole lui fut accordée. Il plaida alors :

  • Mmmoi ben je je je trouve que Mmmo’ c’est un un un chic ty-type et c’est sssuremnt le ssseul de toute la ccclaaasse à ne s’être jjjjamais mmmoqué de moi. Il est gggentil, Mmm’sieur, c’est lllui qu’il faut pré pré présenter !

Le maître se dit ému par cet appui et après avoir relu les notes qu’il avait consignées à propos des différentes prises de position, il estima que le consensus était acquis en faveur de ma candidature et nota en conclusion :

ok

–      Fort bien. Pour la bonne forme, je vous pose à tous la question rituelle de savoir  »si dans cette classe quelqu’un s’oppose à la candidature de votre camarade Mo’ au titre de meilleur camarade de l’école, qu’il parle maintenant ou se taise à jamais. »

Moi, je continuais à jouer avec mon crayon, complètement absent et insensible à l’intensité dramatique de la scène. Un lourd silence apporta réponse à la question du maître. Personne donc, dans ma classe, ne s’opposait à ma candidature et, compte tenu de l’aura et de la grande influence de notre maître au sein du collège des enseignants, mon élection semblait devenir crédible, voire même probable…

lobbying

Au lieu du quart d’heure habituel, ce jour-là, la leçon de moral dura en fait plus d’une heure, de l’entrée en classe à la récréation. Dès que la cloche tinta, le camarade Mahmoud, instigateur et premier défenseur de ma candidature, fonça vers la porte et traversa la cour pour, appris-je par la suite, aller consulter les leaders d’opinion des sections orientales et occidentales, à savoir les leaders d’opinion des CM1 et de l’autre CM2. Je le vis au loin s’agitant avec frénésie et expliquant je ne sais quoi à grand renforts de gestes… Puis, dans les rangs de retour à la salle de classe, il eut le temps de me dire : Ça y est, on a avec nous les CM1et le CM2 b… Quel fabuleux lobbyiste ce Mahmoud !

Le maître nous informa que ma candidature avait été déposée dans les formes auprès de Monsieur le Directeur et nous reprîmes bien difficilement le cours de nos leçons…

A la sortie de 11h30, personne dans les grandes classes, à savoir CM1 et CM2 ne parlait de quoi que ce fut d’autre que de l’élection et de ma probable victoire avec une confortable majorité. Mon équipe fit un travail magnifique et me convia à rencontrer de nombreux labadens auxquels je fis part de mon parti-pris systématique pour la gentillesse et la douceur dans les relations humaines. On m’invita même dans ces régions sensibles qui séparaient la cour des garçons, la nôtre et la cour des filles. Certaines délurées osèrent même venir écouter le prêche du bon Mo’ et je me rappelle fort bien le commentaire de l’une d’elle : ‘’enfin un garçon qui n’est ni idiot ni sauvage’’ ! En vérité, je me serais bien passé de ce compliment car il pouvait me faire passer pour une fille, ce à quoi je ne tenais nullement, non pas pour les élections qui en fait m’amusaient plus qu’autre chose, mais pour ma réputation personnelle.

Les différentes classes finirent par s’exprimer et le conseil des maîtresses et des maîtres finit par se réunir pour attribuer le prix de la camaraderie à l’un des 350 élèves garçons de notre école… Les résultats devaient être annoncés vers 16h30, une demi-heure avant la fin des classes, sous le préau, devant le bureau du directeur, Monsieur Marchand. Mes partisans m’entouraient et commentaient généreusement l’évidence, à savoir mon élection. Moi, j’en riais plutôt, n’ayant rien demandé et ne m’attendant à rien, je considérais cette agitation avec beaucoup de circonspection…

Tous les enseignants étaient assis et tous les élèves debout, leur faisaient face. Le Directeur – très craint, obtint rapidement le silence absolu en promenant simplement son regard sur l’assistance. Il commença son discours en parlant des bienfaits de l’amitié et de la camaraderie. Il illustra son récit d’un exemple constitué par un souvenir de guerre. Ou serait-il s’il n’avait eu la chance de compter parmi ses compagnons de fortes amitiés etc., etc.

‘’ Le prix de la camaraderie de l’Ecole de l’Avenue Maurial pour l’année tant et tant est décerné à …

Les mouches volaient, les respirations étaient suspendues, les visages se tendaient et les enseignants souriaient. L’homme aux deux doigts gifleurs s’essuya les commissures des lèvres en faisant semblant de lire avant de révéler …

… à Bart S

Un immense frémissement rompit le silence … Bart S… le fils d’un des instituteurs !… un pauvre navet, fada, né couillon, fils à maman, capricieux et passablement idiot ! Etait-ce Dieu possible ? Ben ouais !… ce le fut !…

Je convoquai immédiatement Mahmoud, mon attaché de presse et lui ordonnai de diffuser par tous les canaux possibles la phrase-message ci-après :

‘’Mo’ informe qu’il met irrévocablement et ad vitam aeternam, fin à sa carrière politique.’’

Il se permit d’ajouter à mon texte : »Hélas!… »

Quant à moi, j’ai réussi, jusqu’à présent,  à tenir parole !

Mo’