Jalousy

Bof… ça ne m’impressionnait pas du tout. Je regardais par la fenêtre du salon qui donnait sur le boulevard juste comme ça ! Mon puîné était, lui, bien plus intéressé que moi par le spectacle qu’il commentait abondamment, comme un reporter radiophonique, avec des appréciations personnelles quelque peu originales. Que se passait-il donc dehors ? Rien ! Bof, rien. Juste l’arrivée d’une voiture américaine luxueuse et rutilante, bleu pervenche, au toit de toile beige. Mon père aussi en avait une. Plus belle encore, alors ! Descendirent de cette voiture intruse, Spencer Tracy et sa crinière blanche, Katharine Hepburn, Sal Mineo et enfin, toutes dents souriantes, Cary Grant.

Mon père, Ô miracle, sortit les accueillir à la porte, pendant que ma mère donnait les ordres pour qu’on mît en route la préparation du thé et de son accompagnement. Entre deux, elle alla vérifier la toilette de ma grande sœur, pomponnée pour l’occasion et vêtue d’une robe achetée chez la meilleure modiste de la ville, la veille, après vérification de la ‘’séance’’  -du verbe  ‘’seoir’’- et analyse de la congruence par Notre Père qui était Sourcilleux. Il me semble bien que pour l’occasion, la soeurette avait souffert – Ô scandale – l’application d’une triste cire dépilatoire pour paraître encore plus infante qu’elle ne l’était. Je la trouvais très belle, ce qu’elle était, mais bien dévergondée de se parer de la sorte pour des étrangers ! Mais enfin, puisqu’autorisation paternelle elle avait obtenu, ce devait être normal.

De gauche à droite, Spencer Tracy, Katharine Hepburn, Sal Mineo, Cary Grant

 

J’étais à l’âge douloureux de la puberté, et je cuvais tout bonnement tous les complexes du monde, y compris ceux auxquels un gars pourtant doué comme Freud, n’a jamais osé penser. Mon héritage était  effectivement très lourd et je dus y mettre de l’ordre : du statut de roi du monde,  la vie se proposait de me rétrograder à celui de simple citoyen de ce même monde. Ce fut dur. Très dur. Et rapidement, dans le tourment de ma métamorphose kafkaïenne, j’en vins à considérer comme indécent le bonheur et comme imbécile la joie. Pour moi, le plus beau poème du monde était alors ‘’Le Poète’’ de Musset, dont je me récitais à longueur de jour et surtout de nuit  la phrase la plus enfiévrée :

Ô Muse ! Que m’importe ou la mort ou la vie ?
J’aime, et je veux pâlir ; j’aime et je veux souffrir ;
J’aime, et pour un baiser je donne mon génie ;
J’aime, et je veux sentir sur ma joue amaigrie
Ruisseler une source impossible à tarir….

Mais moi, chantre de l’amour, sanglotant en permanence mes poèmes romantiques les plus torturés, j’étais seul puisque personne ne m’aimait. Enfin, pas de petite amie, j’étais bien trop laid, pensais-je, pour attirer qui que ce soit. Les femmes ont en effet beaucoup tardé à me persuader du contraire … Sinon, j’aimais ceux qu’il était normal d’aimer et les seules ‘’femmes’’ que je trouvais dignes d’intérêt et sérieuses vivaient sous le même toit que moi. Parmi elle, ma grande sœur, qui m’apprit tant de choses et était belle et était sage et était gentille et savait communiquer avec moi. Je passais alors des mois sans desserrer les dents et seule elle, arrivait à entendre le son de ma voix. C’était ainsi !

Mo’ et sa grande sœur en l’an euh … ouh la la …

Délicate soeurette, je sais que d’amour, Thanks God, tu as eu ta part, mais je t’assure que moi, je t’ai aimée comme un dingue. Et surtout je sais que malgré ta grande sagesse, tu as provoqué en bonne petite nana, l’ire, le courroux et la jalousie. Mais ce ne furent jamais qu’humeurs et agacements, cependant que ma jalousie à moi, ton jeune frère, était dantesque car je me sentais investi de la charge de ta garde et mon impétueuse intransigeance me faisait des suggestions bien peu amènes lorsqu’on t’approchait.

C’est dire si cette demande en mariage – mon propos du jour -, fut un drame pour moi. Je n’aimais pas Cary Grant, son sourire dominateur et son CV hors normes : Très beau garçon, issu d’une illustre famille, études supérieures aux Etats-Unis dans une université de premier plan, parlant à la perfection –c’est très rare- trois langues et en comprenant deux autres, il s’apprêtait à prendre des responsabilités de très haut niveau dans le plus important organisme économique du monde à l’âge de … 28 ans ! Ses parents, inquiets de le voir partir en de telles circonstances, le suppliaient de se marier au Pays avant d’y aller. Pour qu’ils ne s’inquiétassent pas et lui fichassent la paix probablement, il dressa l’impossible portrait robot de celle dont il aurait voulu faire son épouse : belle, blonde aux yeux bleus (tous les goûts sont dans la nature), grande famille, bonne éducation, bon niveau d’instruction, ne s’étant jamais éloignée de plus de 10 mètres de son papa et  de sa maman, et enfin gentille, douce et aimante. Espérant avoir ainsi enterré le plan ‘’épousailles’’ de ses parents, il s’apprêtait à aller à  Washington, jouer au sweet heart avec les Mae West et autre Betsy Drake lorsque une bonne âme lui déclara avoir déniché, en notre  discrète bourgade, et bien… ma sœur… qui correspondait à 100% au portrait impossible ! Compte tenu de l’imminence du départ du prétendant, une opération commando fut montée par sa famille et deux jours après, jour de mon récit, ‘’ils’’ étaient chez nous pour demander la main de ma tendre soeurette. C’était compter sans  moi ! Je n’entendais nullement me faire ravir ma sœur sans réagir. Où se croit-on donc ici ?

Ils étaient venus tôt dans l’après-midi et avaient donc voyagé sous le soleil écrasant de l’été. Une fois l’eau fraîche et les serviettes parfumées à l’eau de fleur d’oranger distribuées, il fallut meubler la conversation en attendant que l’on servit le thé. La présence d’un oncle intermédiaire, qui connaissait le cousin d’un gendre de cette famille, fut déterminante car c’était un boute-en-train qui sut détendre l’atmosphère quelque peu empesée de notre très provinciale et très bourgeoise maison. Je trouvais le jeu morbide quant à moi, car l’on mettait à la vente ma chère sœur ! Non, je n’avais pas peur des mots et si aujourd’hui je les exprime pour en récupérer le jus, à l’époque, je les comprimais pour en faire des bombes ! Alors me dis-je, moi vivant, ma sœur ne serait pas vendue ! J’étudiais et notais soigneusement les réactions, les réflexions, le nombre de fois qu’ils parlèrent anglais entre eux. Ils étaient assurément très forts et de haute éducation. Et moi, qui n’avais jamais quitté mon périmètre vaste comme un mouchoir de poche, je les jugeais, leur accordais des satisfecit et des malus et lorsque le bilan était trop en leur faveur, je les surtaxais pour faire descendre leur côte.

Lorsque les rayons du soleil se firent plus cléments, Spencer Tracy annonça qu’il devait se rendre en un lieu éloigné de 30 kilomètres, dans les hauteurs, et proposa à toute la famille de l’accompagner. Il fut décidé d’utiliser les 2 voitures, la leur, décapotable, et celle de mon père. Je refusai tout net quant à moi de me compromettre dans l’expédition mais à part moi, tout le monde céda à l’envie de monter dans la belle américaine. On invita ma sœur à prendre place prés de Cary mais un regard clair et net de mon père lui enjoignit de ne pas aller si vite et lui rappela que sa place était entre lui et maman … jusqu’à nouvel ordre ! Le convoi des rutilantes voitures démarra sous l’œil admiratif et ébahi de tous les habitants du quartier. Je restai seul et broyai du noir aussi noir que l’encre de Chine et me demandant comment j’allais pouvoir reprendre le contrôle de la situation et mettre fin à ce laisser-aller pitoyable ! Mais en vérité, rien ne me vint à l’esprit que de m’immoler de tristesse et de me consumer de bouderie.

La troupe revint de sa visite du chalet des Américains à la montagne et l’on insista pour me conter que ces gens là provenaient d’une autre planète, qu’ils avaient vécu aux Etats-Unis, qu’ils possédaient ceci et cela. Cela ne m’impressionna nullement et au contraire me conforta dans mes  positions de rejet. La nuit était chaude et l’on installa tout le divan paternel à l’extérieur avec ses tapis, ses coussins brodés et ses tables marquetées. L’on dressait déjà les tables du dîner et ceci signifiait clairement que les demandeurs avaient été retenus à dîner, donc, à poursuivre la palabre. Je refusai pour ma part d’aller à l’extérieur m’asseoir, prétextant que j’écoutais la radio. Ma sœur, la coupable, qui me connaissait bien, éprouva enfin l’envie de venir s’asseoir près de moi, pendant que mes lèvres balayaient le sol tellement je boudais. Elle me parla habilement de tout autre chose. Quelle ne fut ma surprise de voir entrer mon père dans le salon dans lequel je me trouvais,. Je tournai les boutons de réglage dans tous les sens pour syntoniser l’écoute, en vérité, pour marquer mon refus d’entendre leurs discussions. Mon père s’adressa à ma sœur et lui dit que donc, elle avait ‘’largement’’ eu le temps de se faire une idée sur le prétendant et que, bien qu’il fut conscient de l’aspect proprement surréaliste de l’aventure, il se devait de lui demander son avis pour couper court aux espoirs du prétendant, ou, s’il était possible de le laisser espérer une suite favorable à sa demande. Après une profonde réflexion qui dura au bas mot entre 10 et 11 secondes, ma sœur bien-aimée, déclara, la  traîtresse, être d’accord pour épouser Cary Grant ! Une heureuse pluie de parasites radiophoniques vint masquer le grondement de ma difficile déglutition. Quoi ? Elle allait se marier ? Mais ? Elle était folle ! Folle à lier ! Sans que je donnasse mon accord, surtout ? Mais dans quel monde vivais-je ?

Ce soir-là, je m’en fus dormir, le ventre vide et grondant des coassements de mille grenouilles, mais le sommeil ne vint pas car les bruits de la joyeuse assemblée me parvenaient et ‘’même si je ne voulais rien entendre’’, et bien j’entendais… Les rires fusaient, les embrassades claquaient lorsque tout à coup, Ô douleur, je perçus les clameurs qui saluent généralement une grande nouvelle. Mon père venait de prononcer la phrase magique qui signifiait son accord, sous réserve de l’obtention de celui de Dieu !… Je regardais très discrètement la scène, toutes lumières éteintes pour que personne ne crut que cela m’intéressait et je vis Katharine Hepburn, la maman de Cary Grant, très théâtrale, ôter de son  doigt un énorme solitaire rose paille, comme les aiment les Américains, et l’enfiler au doigt de ma sœur. ‘’Et le commerce continue’’, me dis-je ! Toute la maisonnée bruissait de l’allégresse provoquée par l’annonce. Ma mère m’appela, mais je ne répondis pas ! Elle vint me voir et sachant que je ne faisais que mine de dormir, me demanda de lui adresser mes vœux car elle venait de marier ‘’sa’’ fille ! J’avais envie de pleurer … car moi, je perdais  »ma » sœur. Je considérais le puîné comme un traître à la nation du ‘’Harem et des cousins’’ car après  m’avoir activement aidé à bouder, il s’était laissé compromettre puisqu’on le vit dans la soirée, figurez-vous, Madame, prendre langue avec Cary et Sal. Je m’endormis en me repassant le film de ma relation avec ma sœur bien-aimée qui venait d’être mariée à cet intrus américain qu’hier, personne dans notre noble tribu ne connaissait.

Ma sœur, au portrait impossible, était très proche de moi et j’étais son petit homme. Elle me protégeait, et moi, je la défendais. Nous partagions les mêmes objectifs : être des gens bien, sans réserve, selon les critères édictés par le Chef de la Congrégation. Et là, tout d’un coup, elle allait s’envoler du nid, pour être heureuse, oui, bien sûr, mais me laissant seul, sur le carreau, comme une femme quitte un mari pour un autre homme auquel elle ne peut résister, invitus, invita, comme disaient les Romains, c’est à dire : malgré lui, malgré elle. Mais non, que disais-je ? Elle ne pouvait aimer l’étranger ! En tout cas pas autant qu’elle m’aimait, elle, mon associée avec laquelle je faisais cassette commune, trésor commun, avec laquelle je partageais mes secrets et qui partageait les siens avec moi, après les avoir expurgés de tout semblant d’élément choquant… Un exemple entre mille qui donne une idée de nos relations : Elle chantait l’innocente bluette des ‘’4 Barbus’’, intitulée ‘’Adèle’’ : Je trouvais très triste cette chanson puisqu’elle se termine par la mort d’Adèle… et demandai à ma sœur de me l’expliquer, ignorant tout à l’époque, de la mort, d’Adèle et de la mortadelle. Elle n’osa même pas me dire que le marin était l’amoureux d’Adèle et me fit croire que c’était … son frère… Elle et moi, quoi !…

C’était un jeune marin
Qui revenait de guerre
Pour aller voir Adèle
Adèle sa bien aimée…

… Bonjour mes chers parents
Mais où est donc Adèle ? …

… Hélas mon pauvre enfant
Il n’y a plus d’Adèle
Car elle est morte Adèle
Adèle ta bien aimée. etc.

Cet exemple de la morte Adèle montrera combien je comptais pour ma sœur que l’on voulait aujourd’hui enlever à mon affection et expédier non loin de Cayenne aux USA. Le lendemain, les sans-gêne d’Américains m’inondèrent d’un océan de sourires et chacun à sa manière me présenta ses vœux. Mais je ne mollissais pas. J’étais contre. Contre quoi ? Je n’en savais rien, mais fermement contre.

En plus de me prendre ma sœur, ils ne tenaient pas en place ces gens-là ! Il leur fallait toujours avoir quelque chose à faire. Le matin ils établirent un plan de campagne pour visiter la ville, la région, des parents, des amis et quelques boutiques pour commencer le trousseau adapté aux Amériques du nouveau couple. Tout ceci en 3 heures de temps et en voiture américaine décapotable dans notre petite ville ou le fait de parler haut était une preuve d’ostentation ! Lorsqu’on me regarda pour suggérer que je fisse le guide de ces touristes bariolés, je détalai pour ne pas avoir à dire ‘’oui’’. Les choses furent arrangées autrement et enfin, après leur sortie, la maison retrouva son calme. Il avait été décidé qu’ils reviendraient déjeuner et qu’ils repartiraient chez eux dans l’après midi. Mais le plus incroyable et le plus inouï, c’est que mon père, qui, en bon tellurien qu’il était, réfléchissait d’habitude 3 ans avant d’agir, avait donné sa fille en 3 minutes et s’apprêtait à la laisser partir aussi vite à 3 X 3 milliers de kilomètres ! En aparté, il dit d’ailleurs à ma mère qu’il avait le tournis et qu’il lui semblait qu’il ne savait plus ce qu’il faisait. Je me disais bien !…

Lorsque les envahisseurs revinrent à la maison, l’on commença à négocier la nature et la date de la sanction de l’union. Serait-ce directement un mariage ? Des fiançailles courtes ? Le fiancé irait-il prendre son poste à la Banque Mondiale et reviendrait-il se marier dans quelques mois ? Tout cela fut gravement apprécié, discuté et jaugé. L’on décida, sous l’impulsion des deux personnages centraux, mon père et Katharine Hepburn, la maman du fiancé, que l’après midi même l’on procéderait à la signature des actes – j’allais dire de propriété…- ce qui serait une bonne chose de faite et surtout donnerait au prétendant voix au chapitre, puis qu’on arrêterait ensuite la date des festivités. La donnée objective était que Cary Grant devait rejoindre son poste à Washington quinze jours plus tard. Maman se lamentait que tout cela fût fou et qu’elle n’aurait jamais le temps de ‘’tout’’ préparer, argument aussitôt détruit par les Yankees qui prétendaient, bien évidemment, que la logistique dépend des moyens mis en œuvre et que ‘’with money, you can buy anything,  even time’’. El Desdichado, alias Mo’, poète ténébreux et philosophe obscure, se gaussait de cette ânerie philosophique outre-atlantique, à laquelle il ne fit même pas semblant de réfléchir, gavé qu’il était de Saint Augustin, de Descartes, Leibnitz et Alain. On aura deviné que pour lui, sa tendre sœurette, si fragile loin de lui, devait certes se marier s’il le fallait absolument, mais elle devait entrer tout doucement dans des fiançailles de type ibérique, à savoir des fiançailles de 10 années, pleines de torture morale et agrémentée d’abstinence physique absolue. Cela me paraissait le juste salaire de ces mal élevés qui voulaient se marier !

Mais, bien évidemment, je perdis cette bataille-là, et la Haute Autorité fixa la date du mariage clair, net et définitif, à 15 jours plus tard, ce qui fit que ma mère quitta précipitamment le salon pour commencer sur le champ la confection des gâteaux et passer la commande des kaftans de brocart, si longs à préparer.

A la fin de la séance, je vis mon père se lever de toute sa majesté et inviter Cary Grant à le suivre… Ils s’éloignèrent au fond du jardin et le gros mandarinier du fond m’empêcha de lire sur les mimiques ce qui se disait en cette part de mon royaume, sans que j’en fusse averti. Mais la discussion fut brève et le beau-père et son gendre, comes quieto sequitus et placido gradu, regagnèrent le salon où ils reprirent leurs places… Que s’étaient dit les héros du jour ? Cela ne devait pas être banal car tous deux étaient graves. Le gendre surtout. Non, non, pas tristes, graves ! Avaient-ils parlé de moi ? … Mais que j’étais bête ! Pourquoi auraient-ils parlé de moi ? Et au fond, que m’importait cela ? Je traînais à travers la maison mon âme en peine et mon corps disgracieux à la recherche de quelque chose d’intelligent à faire, en vérité surtout pour exposer ma magnifique tronche boudeuse, pour provoquer le questionnement des autres et pour pouvoir, comme toujours, théâtraliser mon ‘’dit’’ en ce bas monde qui me méritait si peu. Le Puîné, maintenant totalement subjugué par l’Oncle Sam et sa troupe, était en grande palabre avec Sal Mineo qui le prenait très au sérieux puisqu’il tentait de le convaincre que l’approche culturelle française était caduque et vermoulue comparée à l’américaine et à l’anglaise. Homme d’immense culture, intelligence fulgurante et pédagogue né, déployant avec grâce les ailes de sa pensée en 3 langues parfaites, Sal affirmait des choses qui, bien qu’elles me parussent étranges, donc, forcément fausses, ne me laissaient pas indifférent. Sal me convia à la dispute et j’y pris part, défendant bec et ongles la patrie de Descartes, maître étalon civilisationnel à mes yeux. Il eut la gentillesse de ne pas me moucher et fit bien, car un immense télescopage s’opérait sans cela, entre les 100 milliards de neurones, tous opérationnels, de ma grosse tête. ‘’ Il a un peu raison’’, me dis-je. ‘’Non, beaucoup raison’’, renchéris-je. ‘’D’ailleurs ce sont des gens bien ces Américains là’’, conclus-je. Ma tension interne me devenait insupportable ! Qu’elle se mariât donc, si elle en avait envie et qu’elle me fichât la paix ! Qu’elle y allât à son Amérique superficielle et fausse ! Elle n’était pas, tant s’en fallait, ma seule préoccupation sur cette terre. J’avais tant à faire par ailleurs ! Pendant que ‘’In the heat of the night’’ je soliloquais ainsi, mon regard croisa celui de Cary Grant dont j’appris, bien des années plus tard, que sous son apparence de ‘’grader Caterpillar’’, il avait une sensibilité de hanneton. Il s’approcha de moi et avec une extrême délicatesse et son fameux sourire N°418, il me pria de bien vouloir le suivre. J’acceptai, bien sûr et il m’emmena au fond du jardin, très exactement derrière le mandarinier où mon père lui avait révélé le secret que j’enrageai de ne pas connaître. Et c’est là, avec un art consommé de la manipulation psychologique, qu’il me ‘’libéra’’ de mon angoisse ‘’existentielle’’. Devinant probablement mon admiration inconditionnelle pour mon père, ma folle jalousie pour ‘’mes femmes’’ et constatant également mon rôle central – au sens géométrique – dans la famille, puisque j’étais le dernier des grands et le premier des petits, voyant ma souffrance aussi, il eut le génie de me dire :

Mo’, si tu permets que je t’appelle ainsi, je te demanderai de m’appeler ‘’Cary’’, puisque nous sommes maintenant beaux-frères, autant dire frères ! Mo’, ton père vient de me donner une leçon de vie fondamentale, de celle que l’on n’apprend hélas pas dans les universités, si prestigieuses soient-elles. Tu sais ce qu’il m’a dit ? Alors que je faisais signe que non, honteux de n’être point dans le secret, il rapporta ainsi le paternel discours :

‘’ Mon fils, il y a quelques heures, j’ignorais jusqu’à ton existence, mais les voies du Seigneur, louanges à Lui, pour impénétrables qu’elles soient, ont conduit tes pas jusqu’à cette maison dont j’ai la responsabilité. Tu y as demandé la main de notre chère fille et tu as vu que l’évidence de tes qualités a su me persuader de te l’accorder spontanément, après avoir recueilli son assentiment. Tu recherchais la beauté, le sérieux, la bonne éducation ; et bien remercie le Ciel et la bénédiction de tes parents, car tu as tout cela et plus encore. Mais je t’avertis que l’éducation qu’elle a reçue en a fait un lingot d’or massif. Ainsi, si tu es un homme digne de ce nom, cet or massif va se décliner en bijoux magnifiques. Sinon, gare à toi, quelque précieuse que soit sa matière, le lingot d’or pourrait se fondre en arme, épée, poignard ou autre objet de mal !

Je cherchai à manifester ma totale adhésion à cette ‘’leçon – avertissement – mise en garde – conseil’’. Je le fis en lui disant qu’il fallait que mon père l’aimât bien pour lui parler ainsi et que maintenant, il fallait qu’il tînt bon la rampe ! J’arrêtai là mon commentaire car je venais d’accorder enfin et du fond du cœur, la main de ma sœur chérie à ce yankee épouvantablement doué par la nature et par la vie, qui devait devenir quelques années plus tard, le plus proche et le meilleur de tous mes amis.

C’est ainsi que moins de 15 jours après l’avoir connu, ma sœur se maria avec Cary Grant. A l’issue de fastueuses festivités, cette petite provinciale qui n’avait  jamais passé une seule nuit loin de notre maman, embarqua pour les Amériques sur un paquebot digne de Hollywood.

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