Jean-Paul Sartre contemplant son visage dans la glace, déclare : ’’Je ne peux même pas décider s’il est beau ou laid. Je pense qu’il est laid, parce qu’on me l’a dit.’’ Jean-Paul Sartre, La nausée, Gallimard 1938.

La laideur et la beauté  ne sont donc que des opinions forgées par autrui ? Elles ne sont en tout cas pas des matières dont la substantialité est en moi, dans mon corps et dans mon esprit. Simplement des appréciations culturelles indexées sur un référentiel dont l’abscisse et l’ordonnée seraient le temps et l’espace. Une preuve ? Empruntons-la à Simone KORFF-SAUSSE qui dit dans  »Le devenir psychique de la laideur » :

’’Le vilain petit canard et le cygne merveilleux ne sont-ils pas les deux aspects d’une même réalité ? À la fin du conte d’Andersen, le petit canard se transforme en cygne. Ce « happy end » émerveillé, efface, sur un mode maniaque, toutes les souffrances endurées dans un grand mouvement euphorique. «Comment aurais-je pu rêver tant de bonheur, pendant que je n’étais qu’un vilain petit canard ! » L’enfant laid contenait en lui-même la potentialité de l’enfant merveilleux.’’

L’hippopotame, Hippopotamus amphibius,  est pour les anciens Egyptiens un animal bienfaisant quand il est féminin. Il représente, debout sur ses pattes arrière, Thoueris,  la déesse de l’enfantement mettant en avant son ventre arrondi, imageant la femme enceinte, pleine de promesses, créatrice et suprêmement belle. Quand il s’agit d’un mâle, l’hippopotame est malfaisant, généralement représenté au fond des marécages, engagé dans la lutte des forces du mal, fourbe et laid. La psychanalyse permettrait d’aller bien plus loin mais par pudeur, laissons le sujet là !

Quant au cheval, Equus caballus, selon les régions, il symbolise la beauté ou la laideur, et la aussi, selon qu’il est mâle ou femelle !

La Jument de la Cartoucherie, la jaca cartujana des Andalous, est le symbole de la grâce, de l’allure et de la beauté. Mais comment pourrait-on comparer la délicatesse inouïe du cheval arabe, mâle ou femelle, la fougue aérodynamique du barbe, mâle et femelle, avec la lourdeur percheronne ou la masse du shire ? Cette différence fait que les femelles de ces races de trait sont devenues les symboles de femmes-hommasses, épaisses et sans grâce, décriées par le reste de l’Occident.

Détail amusant, la jument est, en parler populaire d’Afrique du Nord, une femme bien en chair, en bonne santé et … apéritive et … gourmande.  Tout comme, sur le registre inattendu puisque se référant à l’interdit religieux, vulgaire ou tout au moins débraillé, la truie !…

L’hyène, Crocuta crocuta, est un charognard, lâche et puant, qui attaque ses proies en meute et toujours par derrière. Elle possède les mâchoires les plus puissantes de tous les mammifères et peut digérer aussi bien les os que la peau et même la corne, ce qui en fait un grand nettoyeur de son environnement, la savane. Pourtant, en Afrique l’hyène présente une signification symbolique double : elle est allégorie du savoir, de la science grâce à sa voracité et à la puissance de ses machoires, mais elle est aussi allégorie de la divination grâce notamment à son odorat hyper-développé.

Le lion, Panthera leo, lui, possède le cri le plus terrifiant du règne animal : un rugissement qui fait trembler tous les autres. Son allure est belle et terriblement flattée par sa généreuse crinière qui lui fait un habit cérémoniel impressionnant. Il possède les principales vertus de la souveraineté :

Il est difficile à suivre puisqu’il efface ses traces, de sa longue queue,
Il est lent, mesuré dans sa marche ce qui lui donne un air noble,
Il dort les yeux ouverts ce qui fait qu’on ne peut le surprendre,
Ses colères sont terrifiantes,
Sa férocité n’a pas d’égale,
Mais il épargne toujours le craintif, le prostré,
Il ne tue jamais que par nécessité.

Le lion est la parfaite conjonction de l’éthique et de l’esthétique.

De l’esprit, supposons que le Nasille,  Nasalis larvatus en ait plus que de raison et autant que Cyrano Savinien Hercule de Bergerac. L’esprit, c’est aussi ce qui manque le plus au MacaqueMacaca mulata et au baron Christian de Neuvillette, avec qui la nature s’est par contre montrée plutôt généreuse. Mais oui, je parle bien de la pièce Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand . Pourquoi ?

Cyrano-Nasille est amoureux d’une précieuse Roxane mais hélas, son énorme nez l’empêche de recevoir quoi que ce soit en retour. Quand il apprend que Roxane a succombé au charme de Christian- Macaque, et que celui-ci vient lui demander son aide, il décide de mettre son don pour les mots au service de cet amour qui le blesse. De cette manière, il pourra dire à la belle ce qu’il ressent, sans prendre le risque de lui avouer un amour empêché par l’énormité de son appendice nasal.

L’accord pris entre les deux gentilshommes donne lieu à cet échange délicieux et rimé

Christian- Macaque:

« Il me faudrait de l’éloquence »

Cyrano-Nasille:

« Je t’en prête!
Toi, du charme physique et vainqueur, prête-m’en;
Et faisons à nous deux un héros de roman! »

Puis…

Cyrano- Nasille :

« Cela m’amuserait!
C’est une expérience à tenter un poète.
Veux-tu me compléter et que je te complète?
Tu marcheras, j’irai dans l’ombre à ton côté:
Je serai ton esprit, tu seras ma beauté. »

L’espèce première citée est la chauve-souris vampire, Desmodus rotundus. Elle a reçue son nom de  » vampire  » au 18ème siècle, mot d’origine allemande signifiant précisément chauve-souris. Elle a été étudiée par un botaniste français, le Comte de Buffon. Outre toutes les tares de son espèce, cette sous-espèce rassemble plusieurs caractéristiques habituellement rattachées à la laideur : Des poils hirsutes, un groin de cochon et une dentition effrayante. Monsieur le Comte n’a pu hélas éviter les âneries péremptoires de nombre de ‘’scientifiques amateurs’’. Il affirme sans même un début de preuve et sans rire :  » Le vampire suce le sang des hommes et des animaux sans causer assez de douleur pour les éveiller… il a l’aspect hideux comme la plus laide des chauves-souris… Le vampire est aussi malfaisant que difforme, il inquiète l’homme, tourmente et détruit les animaux… « .

La pipistrelle, Pipistrellus pipistrellus, a un aspect plus doux et conforme à nos canons esthétiques. Sa seule présence est révélatrice du fait que la nature est en équilibre et que … l’emploi abusif et irresponsable d’insecticides dans l’air n’en a pas encore fini avec la vie.

La taupe nue, Hétérocephalus glaber est un chef-d’œuvre de laideur et une curiosité sans nom.  »C’est un mammifère rongeur mais ses mœurs sont celles d’un insecte vivant en colonies, au point que seule la reine est reproductrice. Les autres femelles du groupe voient leurs capacités sexuelles bloqués par la sécrétion d’une phéromone contenue dans l’urine de ladite reine, laquelle s’accouple en général avec plusieurs mâles en même temps. Elle peut avoir 5 portées par an. La gestation dure environ 2 mois et demi et la portée peut atteindre 27 petits donnant en la matière au rat taupe le record de naissance chez les mammifères. Le rat taupe est aussi connu pour son insensibilité à la douleur. En effet on a mis en évidence l’absence de la synthèse de deux neurotransmetteurs impliqués dans la transmission du signal de la douleur ». Obscurité, laideur, insensibilité et amoralité sont les mamelles de la taupe nue !

Quant à l’écureuil des sables, Atlantoxerus getulus, comment expliquer l’importance de sa queue si loin des noisetiers des climats humides et des forêts britanniques ? Outre la fière allure qu’elle lui donne, elle lui sert tout simplement à… se protéger de la chaleur, puisqu’il la dresse et se cache derrière pour être à l’ombre…

L’iguane, Iguana ignana représente le beau temps, et le lézard, Lecerta viridis  représente le soleil éclatant et le temps calme.

Le lézard (Sur les ruines de Rome.)

Un jour, seul dans le Colisée,
Ruine de l’orgueil romain,
Sur l’herbe de sang arrosée
Je m’assis, Tacite à la main.

 Je lisais les crimes de Rome,
Et l’empire à l’encan vendu,
Et, pour élever un seul homme,
L’univers si bas descendu.

 Je voyais la plèbe idolâtre,
Saluant les triomphateurs,
Baigner ses yeux sur le théâtre
Dans le sang des gladiateurs.

 Sur la muraille qui l’incruste,
Je recomposais lentement
Les lettres du nom de l’Auguste
Qui dédia le monument.

 J’en épelais le premier signe :
Mais, déconcertant mes regards,
Un lézard dormait sur la ligne
Où brillait le nom des Césars.

 Seul héritier des sept collines,
Seul habitant de ces débris,
Il remplaçait sous ces ruines
Le grand flot des peuples taris.

 Sorti des fentes des murailles,
Il venait, de froid engourdi,
Réchauffer ses vertes écailles
Au contact du bronze attiédi.

 Consul, César, maître du monde,
Pontife, Auguste, égal aux dieux,
L’ombre de ce reptile immonde
Éclipsait ta gloire à mes yeux !

 La nature a son ironie
Le livre échappa de ma main.
Ô Tacite, tout ton génie
Raille moins fort l’orgueil humain !

 Alphonse de Lamartine, Méditations poétiques inédites

‘’ Rencontre entre le sémiologue italien Umberto Eco
& la philosophe française Gwenaëlle Aubry

Le laid concentré

 Le Nouvel Observateur.La laideur est elle le contraire de la beauté ?

Gwenaëlle Aubry. – Dans la tradition métaphysique, l’opposition laideur-beauté a été superposée à d’autres couples de contraires, matière-forme, mal-bien, comique-tragique, ou mort- vie… Mais là les choses sont plus complexes, car la laideur peut être du côté de la vie, d’une autre forme de beauté, d’un renouvellement des formes. Parmi les philosophes, Adorno est l’un des rares à avoir réussi à penser la laideur pour elle-même…

… U. Eco. – La laideur est un sujet auquel je réfléchis depuis longtemps. En 1968, j’avais signé l’article «Esthétique de la laideur» dans une encyclopédie. Puis le sujet s’est imposé à moi après la parution de l’«Histoire de la beauté». Je me suis retrouvé en terrain connu, j’ai toujours eu de l’affection pour les monstres. Dans ma bibliothèque, il y a de nombreux bestiaires et tératologies. Cependant, il me restait beaucoup de choses à découvrir. Par exemple «le Repoussoir», de Zola. Vous connaissez l’histoire ? Le héros s’aperçoit que lorsqu’une femme pas très belle est placée à côté d’une femme vraiment laide, la première semble belle. Il monte une petite industrie. Il engage des laides et les loue aux belles. Zola nous fait admirablement ressentir la souffrance de la femme qui obtient du boulot parce qu’elle est laide…’’

http://hebdo.nouvelobs.com/hebdo/parution/p2244/articles/a358711.html

 Le texte intégral est accessible en suivant le lien Internet ci-dessus. Je ne saurais trop recommander cette lecture qui est un véritable régal.

 

J’aime l’araignée

Victore Hugo, Les Contemplations

J’aime l’araignée et j’aime l’ortie,
Parce qu’on les hait ;
Et que rien n’exauce et que tout châtie
Leur morne souhait ;

Parce qu’elles sont maudites, chétives,
Noirs êtres rampants ;
Parce qu’elles sont les tristes captives
De leur guet-apens ;

Parce qu’elles sont prises dans leur œuvre ;
Ô sort ! Fatals nœuds !
Parce que l’ortie est une couleuvre,
L’araignée un gueux;

Parce qu’elles ont l’ombre des abîmes,
Parce qu’on les fuit,
Parce qu’elles sont toutes deux victimes
De la sombre nuit…

Passants, faites grâce à la plante obscure,
Au pauvre animal.
Plaignez la laideur, plaignez la piqûre,
Oh ! Plaignez le mal !

 

En haut, le malheureux blobfish, Psychrolutes marcidus et son congénital délit de très sale gueule ! Il ressemble a un humain très laid, gros nez, bouche tombante, difforme, et  qui, de plus, est pratiquement immangeable…

 En bas, le serran tacheté, Serranus maculatus, un magnifique poisson d’aquarium qui semble échappé de la planche d’un styliste de mode flamenca.

Nous avons là probablement le couple le plus dissonant qui soit : la hideuse baudroie, ou lotte, Lophius piscatorius, avec sa bouche énorme, sa tête qui fait les 2/3 de son corps, son aspect avachi, sa couleur terne et ses yeux globuleux. Mais à la seule évocation de son nom, on lui pardonne sa laideur en lui ‘’coupant la tête’’ car sa chair est l’une des plus délicates et savoureuses de la mer. Blanche, ferme et sapide.

Puis arrive le cyprin doré, Carassius auratus, un poisson rouge avec ses voiles fines, ses couleurs irisées et sa grâce. Il n’est pas comestible… sauf pour les gros minets qui le regardent à longueur de temps tourner en rond dans son bocal, gérant lamentablement sa mémoire microscopique…

Utile, savoureux et laid ou inutile, stupide et beau ?

Georges Canguilhem, philosophe français  (1904 – 1995) soutint en 1943 une thèse de médecine restée capitale à ce jour dans l’étude de la beauté : « Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique ».

« J’insisterais davantage sur la possibilité et même l’obligation d’éclairer par la connaissance des formations monstrueuses celle des formations normales. Je proposerais avec encore plus de force qu’il n’y a pas en soi et à priori de différence ontologique entre une forme vivante réussie et une forme manquée ».

En clair et en réalité il n’y aurait aucune différence entre la beauté et la laideur. Nous bouclons ainsi la boucle avec le soliloque de Sartre devant son miroir !

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