60 années durant, Nabili a cheminé d’un pas ferme sur le fil du rasoir qui mène de l’abîme au firmament, de l’ombre à la lumière, de la disgrâce à la beauté…

Il a eu une vie de roman : Deux mois après sa naissance, sa maman le laisse pour rejoindre les anges dans les cieux. Son papa, fou de douleur, le place chez une grand-mère avant de se fondre dans les limbes de l’oubli. Puis le dénuement total et l’âge scolaire se liguent pour l’arracher une nouvelle fois à la tendresse familiale et l’envoyer dans un orphelinat.

Telle est la glorieuse généalogie du noble Nabili, l’artiste peintre qui vient de nous quitter.

La dure école de la solitude lui apprend à se forger des armes terribles qu’il fourbit jour après jour :

  • Une volonté de fer
  • Un cœur en or
  • Une sensualité de sable
  • Une mine de plomb.

Avec cette dernière, il se met à dessiner sans arrêt, jamais satisfait de ce qu’il fait, mais toujours heureux de le faire. Dans son orphelinat, pendant que ses camarades mangent, jouent ou dorment, lui dessine. Il garde tous ses dessins car ils lui sont comme les plumes de l’oiseau : un vêtement qui tient chaud. Ces années sont interminables mais pas pénibles puisqu’il ne connaît rien d’autre.

Image empruntée à : http://rep.perso.worldonline.fr/recit_trois_enfants.htm

Au bout dune scolarité primaire et secondaire plus que moyenne, arrive enfin l’examen de fin d’études et surtout la redoutable et redoutée épreuve de mathématiques. Pendant que ses condisciples tirent tangentes, sécantes et bissectrices, Nabili Le Kid lui, tire … le portrait du surveillant. Celui-ci, amusé, s’en aperçoit et vient faire de longues stations devant l’étrange copie de ce petit Pierrot de la lune tombé. Et le miracle se produit : L’examinateur ne met pas le zéro éliminatoire au devoir, mais un fabuleux 0,5 sur 20 qui permet la réussite. Ô Monsieur l’examinateur, qui que vous soyez, mille mercis si vous êtes encore parmi nous. Et si vous êtes de l’autre coté, présidant probablement le comité d’accueil de votre noble élève, je suis sur que tous deux, vous devez rire à gorges déployées de la bonne blague faite à ‘’l’université, cette gardienne de l’ignorance’’…

Pendant qu’il se rend à l’Ecole des Beaux Arts de Casablanca vers laquelle il est orienté, Nabili pense à son père. Il voudrait le retrouver, le voir tout au moins. Non pas pour le questionner sur son attitude, mais au contraire, pour le remercier de lui avoir mis ainsi la bride sur le cou, si tôt, si pleinement. Il le recherche et l’appelle en prière. En vain car ‘’nul, sinon écho, ne répond à sa voix’’…

Il arrive à l’Ecole des Beaux Arts de Casablanca, blottie au fond du Parc de la Ligue Arabe, lieu ou fleurissent alors les barbes juvéniles, apanage des seuls artistes, en ce temps-là. Les jeunes filles y portent des blue-jeans au grand dam des ‘’passants honnêtes’’ de l’époque. Nabili ne rate pas un seul cours et travaille d’arrache-pied. Il ne pense qu’au travail et reste totalement insensible à toute distraction… Il arrive vite à la conclusion que pour poursuivre sa formation, il lui faut partir, s’exiler, s’expatrier… Dans des conditions rocambolesques, il est mis en présence d’un Gouverneur de Province qui, amusé par le culot monstre du peintre en herbe, lui établit un passeport dont il prend même les frais à sa charge. Vous aussi, Monsieur le Gouverneur, si vous me lisez, soyez remercié pour votre humanité et demandons à Dieu de multiplier vos émules…

En auto-stop, Nabili gagne la Doulce France, en ce temps-là encore ‘’mère des arts, des armes et des lois’’. Il obtient dit-on, un diplôme d’architecture à Marseille avant d’aller à Paris qu’il n’aime pas du tout et trouve froid, brouillon et impersonnel et de redescendre vers le soleil. Son don servi par le sérieux et le respect de l’engagement le fait voyager d’abord au Pérou, puis aux USA, puis au Danemark ou il tâte de la céramique et fait un crochet par la Bretagne avant de revenir dans le Sud de la France. Il se retrouve ainsi sans trop savoir comment à Aix-en-Provence, cette belle cité amoureuse discrète du Nord de l’Afrique. Il y rencontre d’innombrables étudiants, des professeurs émérites, des orientalistes distinguées et une douceur de vivre, un soleil riant et l’ombre de ces arbres immenses des places publiques. Nabili s’inscrit aux beaux-arts et, en guise de bourse, il sollicite celle des étudiants plus chanceux que lui. Il se patente portraitiste, dessinateur, peintre et décorateur. Il ‘’installe’’ sa galerie permanente dans les couloirs de l’école et y expose ses œuvres. Une fois encore, sa gentillesse et son culot le font admettre, assimiler et accepter. Il gagne même de l’argent que sa frugalité naturelle l’aide à économiser. Il trouve cette prudence justifiée et ne la juge ‘’ni déshonorante ni laide’’ !

Il n’hésite pas un instant à accepter le poste de professeur d’arts plastiques qu’on lui propose. Il enseignera aux tout petits.  Pour lui, c’est une manière élégante de payer son tribut à la terre d’accueil. Enseigner aux enfants. Cela lui permet de revivre son enfance dans un remake ‘’colorisé’’. Il est tellement heureux d’être enfin en mesure de donner. Mais il est conscient qu’il prend tout autant, car ces petites têtes multicolores bouillonnent du génie de la création à l’état pur et gambadent dans un paradis non encore perdu.

Image empruntée à http://esperanzia.centerblog.net/rub-Bebes-enfants.html

Il reçoit rapidement une divine récompense qui marquera fortement le reste de sa vie. Cela se passe dans une classe maternelle. L’activité du jour est ‘’Connaissons le sable’’. Pendant qu’il en distribue à tous les élèves, il arrive devant une petite Julie, blondinette aux immenses yeux bleus et graves, laquelle, pour recevoir sa part, lui tend ses menottes potelées et fait bien attention de n’en rien perdre. Pendant l’offrande, elle balbutie des mots incompréhensibles en esquissant un sourire. Puis, au dessus d’une page blanche, elle desserre légèrement ses paumes et laisse goutter la pierre liquide dont elle veut faire un dessin. Et Nabili est tétanisé, subjugué. La magie du sable est là. Le dessin figure des dunes successives. Mais oui, se dit-il ! C’est l’évidence même ! Le sable est temps tout autant qu’il est matière. Les menottes de la fillette sont un sablier et sa page blanche est le monde, la création. Le sable est primordial ! Cette enfant le sait ! Tous les enfants le savent conclut-il, en jetant un coup d’œil à l’ensemble de la classe dont effectivement, tous les élèves, sans aucun besoin de directives ni d’encadrement sont en train de ‘’créer’’ toutes sortes de formes, sérieux et absorbés par leurs œuvres.

Oui, c’est cela qu’il a toujours voulu faire : marchand de sable. Non, pas marchand, le sable ne se vend ni ne s’achète, pas plus que le vent, que la lumière ou que la couleur, le sable se vit. Il faut le faire savoir à tous les humains et pour cela, les enfants l’enseigneront aux adultes. Le sable entre alors en Nabili, par tous ses pores, envahit son âme et son cœur. Il se met à en peindre, à le peindre, à s’y vautrer, à y rechercher avec obsession le retour au ventre maternel. Son sensualisme lui assure qu’il a raison et il n’en doute nullement.

Mais l’histoire est parfois malicieuse : cette re-naissance s’inscrit dans un contexte international quasi-caricatural : ’’Desert storm’’ ! Une tempête du désert se déchaîne. Une faille profonde se creuse alors entre le Monde Arabe et l’Occident. La majeure partie des pays formant ce dernier se coalise contre … le berceau de la civilisation… et le sable cesse d’être lieu de création pour devenir lieu de mort.

Nabili comprend que sa place n’est pas dans cet Occident ou il ne sera jamais, au mieux, que toléré. Il en tombe malade. Physiquement malade. Il suit le carnage par les ondes et par les images télévisées. Le faon blessé pleure déjà la France qui l’a accueilli mais qu’il a décidé de quitter car la nourrice généreuse n’est pas sa mère. Il lui faut retourner près de la tombe de cette dernière… et il revient au Maroc.

Il se fixe à Benslimane, son lieu de naissance. Il y acquiert un lopin de terre sur lequel il construit une maison d’une grande simplicité dont il se hâte de faire un centre d’accueil qu’il veut comme une halte pour tous les voyageurs au long cours de l’aventure humaine : les artistes. Les peintres bien sûr, mais aussi les sculpteurs, les comédiens, les marionnettistes, les musiciens et les cinéastes. Parallèlement il peint comme un forcené.

Et parallèlement, il concrétise son rêve de restituer la création artistique à Julie, à tous les enfants, peut-être tout simplement pour apprendre à dessiner. La phrase de Picasso lui parait tellement vraie !

‘‘J’ai mis toute ma vie à savoir dessiner comme un enfant.’’

Pour cela, il crée une Fondation Nabili, ‘‘Imaginaire de l’enfant’’ qu’il gère lui-même avec des bonheurs divers. Quelque justifiées que puissent être certaines critiques de cette action, il faut en tout cas saluer l’opiniâtreté de l’Artiste, son culot et son engagement sincère et total, n’hésitant jamais à s’exposer et exposer son bien pour faire aboutir son projet… Lui parti, que va-t-il advenir de cette Fondation ? Connaîtra-t-elle un autre sort que celui d’entités équivalentes ? Espérons-le…

Suivent dix œuvres de Nabili qui donnent une idée de la diversité de son inspiration et de ses styles… La mort a surpris le peintre et il faudra probablement un certain temps avant que l’héritage ne soit récupéré et sa production classée et référencée…

En 1995, un ami commun avait tenu à me présenter Nabili. Cette visite fut plus qu’une simple courtoisie puisqu’elle dura quasiment 24 heures, à Benslimane. L’artiste avait tenu à me ‘’raconter son CV’’ et la forte sympathie qu’il dégageait explique cette longueur. Je n’ai aucune, mais alors aucune compétence pour ‘’parler peinture’’ et face à un tableau, je me contente de hocher la tête s’il me plait et de m’esquiver dans le cas contraire… Mes goûts sont d’un horrible classicisme et en matière d’art moderne, paysan bon cru, je ne bée pas systématiquement d’admiration, quelle que soit la côte du signataire… Mais j’avais beaucoup aimé l’aspect romanesque de cette vie un peu ‘‘déjantée’’ et surtout, j’avais été conquis par tant de sincérité qui n’arrivait pas à s’exprimer autrement qu’en signes graphiques et en couleurs. Nous passâmes de longues heures à rechercher des mots pour exprimer sa pensée et lorsque le vocable juste était trouvé, il souriait comme un enfant, heureux et même soulagé…

Homme étrange que Mohamed Nabili… Pouvait-il en être autrement pour quelqu’un né un 4 Aout et mort le jour de la fête du Mouloud ?

mo’